Dans les falaises du parc national de Miguasha, en Gaspésie, a été exhumé un fossile qui, bien qu’il ressemble à première vue à un poisson comme les autres, est en fait le plus ancien et le plus primitif des tétrapodes découverts à ce jour. Doté de doigts enfouis dans ses nageoires pectorales, cet animal dénommé Elpistostege watsoni, représente en quelque sorte le chaînon manquant entre les poissons et les vertébrés terrestres. Car, selon les experts, l’apparition des mains formées de doigts fut une des innovations anatomiques les plus déterminantes dans l’évolution des vertébrés puisqu’elle leur a permis de marcher et ainsi de conquérir la terre ferme.
L’espèce Elpistostege watsoni était connue depuis 1938, un premier fragment, une petite partie de l’arrière du crâne, ayant été trouvé à Miguasha au sein des couches géologiques datant du Dévonien, une période allant de 393 à 359 millions d’années. Puis, deux autres parcelles avaient été extraites, en 1985. Mais c’est en 2010 qu’un spécimen complet faisant 1,57 mètre de longueur a été mis au jour dans la même formation d’Escuminac de Miguasha.
Le préparateur Jason Ouellette, du parc de Miguasha, a consacré plus de 10 000 heures de travail pour dégager de la roche la face dorsale du spécimen, dont l’épaisseur varie entre un et deux centimètres. Un véritable travail de moine qu’il a effectué à l’aide d’outils semblables à ceux utilisés par un dentiste, soit un burin à air comprimé et des aiguilles, qu’il devait manier avec minutie.
Puis, grâce à un examen par tomodensitométrie à haute énergie (CT-scan) effectué au Texas, l’équipe du paléontologue Richard Cloutier de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) a pu obtenir une série d’images de l’intérieur de l’animal. L’analyse de chaque pixel de ces milliers images a permis de reconstituer le fossile en trois dimensions et d’identifier les os présents à l’intérieur d’une nageoire de l’animal. « Comme il y a toujours une certaine interprétation quand on regarde un CT-scan, on a demandé à trois personnes distinctes d’analyser la base de données [obtenues par le CT-scan] de façon indépendante et avec un logiciel différent. Isabelle Béchard et Roxanne Noël de l’UQAR, ainsi qu’Alice Clement de la Flinders University, à Adelaïde, en Australie, sont arrivées sensiblement à la même interprétation, soit à la même segmentation des éléments [osseux], qui a été publiée dans la revue Nature, le 18 mars dernier », relate M. Cloutier.
La tomodensitométrie a en effet révélé la présence d’un humérus (os long du bras), d’un radius et d’un cubitus ou ulna (deux os de l’avant-bras), des rangées d’os carpiens (os du poignet) et métacarpiens, de même que deux alignements de deux phalanges chacun formant deux doigts distincts, ainsi que trois autres phalanges isolées qui constituent vraisemblablement trois autres doigts. « Elpistostege watsoni possède tous les éléments qui composent les mains, mais ceux-ci sont encaissés en quelque sorte dans une nageoire qui est recouverte à l’extérieur d’écailles et en périphérie de rayons. De l’extérieur, le tout ressemble à une nageoire normale de poisson », précise M. Cloutier.
Essais évolutifs
« On observe différents essais évolutifs chez les tétrapodes qui regroupent plus de 30 000 espèces différentes d’amphibiens, de reptiles, d’oiseaux et de mammifères. Parmi l’ensemble des tétrapodes, il existe une grande diversité en termes de nombre de doigts, de phalanges et de longueur des doigts, mais ce qui est commun à presque tous ces tétrapodes (sauf les serpents qui les ont perdus) est la présence de doigts. C’est la raison pour laquelle on utilise ce seul caractère pour définir un tétrapode », fait remarquer le biologiste évolutif.
Après avoir décrit l’ossature particulière présente dans la nageoire d’Elpistostege watsoni, M. Cloutier et son collègue John Long de la Flinders University se sont appliqués à déterminer la position de cet étrange animal aquatique dans l’arbre phylogénétique des vertébrés. Pour ce faire, ils ont étudié plus de 200 caractères anatomiques sur plus d’une quarantaine d’espèces de poissons et de tétrapodes très primitifs qui figuraient dans la littérature scientifique ou qu’ils avaient eu la possibilité d’examiner depuis 30 ans dans les diverses collections de fossiles à travers le monde. Et ils en sont arrivés à la conclusion qu’Elpistostege watsoni « représente le plus ancien et le plus primitif tétrapode connu » à ce jour.
Elpistostege watsoni a vraisemblablement vécu il y a environ 380 millions d’années, durant une ère géologique qu’on surnomme l’âge des poissons. Il résidait dans un estuaire en bordure d’une mer chaude, car, à cette époque, Miguasha faisait partie d’un continent qui était situé au niveau de l’équateur. Il évoluait « en eau peu profonde, ce qui fait qu’il devait pouvoir ramper au fond de l’eau et s’y déposer, et même peut-être aussi sortir sa tête à l’extérieur de l’eau en se hissant à partir de ses nageoires pectorales, car il possède des narines et fort probablement des poumons lui permettant de respirer l’air ambiant », avance M. Cloutier avant de rappeler que « la présence de doigts permet une flexion et donne ainsi la possibilité de transférer le poids et ainsi de mieux le répartir ».
« Comme il a encore des rayons et des écailles, il y a de fortes chances qu’il ne marchait pas sur la terre ferme, soutient le paléontologue. Il a des doigts, mais pas encore une main avec des doigts séparés les uns des autres. Il a fallu que [les vertébrés qui lui ont succédé] perdent leurs écailles pour gagner un peu plus de mobilité et qu’ils se départissent des rayons des nageoires afin de développer la paume des mains. Les écailles et les rayons étaient pratiques pour nager, pour aider à la propulsion dans l’eau, mais pas sur la terre. Ensuite, le développement des phalanges, en permettant la mobilité des doigts, et en créant du coup différents points de flexion, a permis d’avoir un meilleur support du corps sur la terre ferme. Cette étape est probablement survenue peu de temps après Elpistostege », explique-t-il.
Un écosystème habitable
Ces transformations ont été favorisées par le développement d’un écosystème terrestre continental qui offrait de la nourriture et un couvert végétal pour se protéger des rayons solaires, souligne-t-il. « Si Elpistostege était apparu 100 millions d’années plus tôt, il n’y aurait eu aucun avantage à développer ces adaptations anatomiques parce que le milieu continental n’était pas prêt à accepter une colonisation. Il y a eu une synchronicité évolutive qui les a favorisées. Comme un écosystème terrestre se développait, les animaux aquatiques ont alors trouvé un certain intérêt pour la terre ferme. »
« Il a d’abord fallu qu’un sol se forme pour que se développent les plantes. Des micro-organismes sont alors apparus dans ce sol, puis des invertébrés qui ont pu se nourrir de ces micro-organismes, rendant ainsi ce sol suffisamment fertile pour soutenir la croissance de davantage de plantes. Celles-ci ont d’abord colonisé la périphérie des petits cours d’eau avant de proliférer et de former des forêts au Dévonien moyen, raconte M. Cloutier.
« Le développement d’un écosystème forestier est une des étapes évolutives les plus importantes de la transition du milieu aquatique au milieu terrestre, de la transformation des poissons en tétrapodes. Cette dernière a été rendue possible grâce à l’apparition d’un milieu terrestre fertile qui a été colonisé par des animaux aquatiques d’estuaire, comme Elpistostege watsoni ! », souligne-t-il.
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August 05, 2020 at 11:00AM
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Entre le poisson et l'animal terrestre - Le Devoir
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